Société Française d'Exobiologie

L’astrochimie étudiée dans son laboratoire naturel : l’espace

Par Hervé Cottin, astrochimiste au LISA

L’astrochimie est une discipline en plein essor, longtemps restée dans l’ombre de sa grande sœur : l’astrophysique. Mais devant le nombre croissant de molécules détectées dans le milieu interstellaire, l’accumulation des preuves démontrant que les comètes et astéroïdes ont apporté sur Terre des ingrédients qui ont probablement contribué à l’apparition de la vie, l’investissement des chimistes est devenu indispensable. Il faut détecter et identifier des édifices moléculaires de plus en plus complexes, comprendre leur origine, leur évolution, et dans quelle mesure ces ingrédients, une fois dans l’eau à l’état liquide à la surface de notre planète, voire à la surface de Mars il y a 4 milliards d’années, interagissent et peuvent produire des organismes vivants. Il faut donc des astrochimistes, et de plus qu’ils soient capables de comprendre et travailler avec les astrophysiciens (et vice-versa).

Il est tout aussi nécessaire de conduire certaines de ces études dans un cadre représentatif des conditions que subissent les molécules dans les environnements extraterrestres. Dans le système solaire, le rayonnement de notre étoile est le principal moteur de l’évolution chimique. Le plus efficace pour initier une transformation chimique est le rayonnement ultraviolet, et plus particulièrement le rayonnement ultraviolet lointain (avec une longueur d’onde inférieure à 200 nm). Il se trouve que ce rayonnement est très difficile à reproduire intégralement et fidèlement en laboratoire. Ainsi, les mesures classiques de laboratoire concernant la photochimie sont entachées de grandes incertitudes. Et quand on sait qu’en plus des photons solaires, les molécules organiques sont aussi bombardées par des particules énergétiques provenant du vent solaire et du rayonnement cosmique, il est alors impossible de recréer en laboratoire l’intégralité des conditions environnementales spatiales.

Plate-forme d’exposition EXPOSE –E (480 x 520 x 327.5 mm ) et position des échantillons de l’expérience PROCESS. En dessous organisation des plateaux d’exposition des échantillons PROCESS avec deux couches : l’une exposée directement aux rayonnements solaires, et l’autre en dessous constituée d’échantillons de contrôle. Crédits © Kayser-Threde GmbH

L’agence spatiale européenne (ESA), à la demande des scientifiques, a donc développé pour installation à l’extérieur de la Station Spatiale Internationale un dispositif d’exposition d’échantillons appelé EXPOSE. EXPOSE est décliné en deux versions : EXPOSE-E sur le module européen de la station (Colombus) et EXPOSE-R sur l’un des modules russes (Zvezda). Une équipe d’astrochimistes français a été sélectionnée pour conduire des expériences originales sur chacune des plates-formes EXPOSE. Cette équipe est coordonnée par le LISA (UPEC, UPD, CNRS, IPSL), en partenariat avec le CBM (CNRS, Université d’Orléans), le LATMOS (UPMC, UVSQ, CNRS, IPSL), et pour l’une des deux expériences le laboratoire ANBIOPHY (UPMC), avec le soutien du Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) et de l’Institut National des Sciences de l’Univers (INSU). Ainsi, deux séries d’échantillons chimiques (essentiellement des molécules organiques) ont été exposées en 2008 et 2009 pendant 18 mois sur EXPOSE-E, et entre 2009 et 2011 pendant 24 mois sur EXPOSE-R. Ces deux expériences ont été baptisées PROCESS et AMINO.

De retour au laboratoire, il a fallu de longs mois pour analyser tous les échantillons dans le but d’identifier et de quantifier les évolutions subies par les molécules exposées, et de les interpréter. Les résultats de l’expérience PROCESS font finalement l’objet de trois articles publiés dans la revue Astrobiology, qui fait paraître à cette occasion un numéro intégralement consacré aux résultats d’EXPOSE-E où l’expérience française de chimie cohabitait avec d’autres projets plus axés sur la biologie.

 

Qu’a apporté l’expérience comme PROCESS à l’astrochimie, et plus largement à l’exobiologie ?

  • Une partie des échantillons était constituée d’acides aminés, molécules incontournables dès qu’il s’agit de comprendre l’apparition de la vie puisqu’elles sont les briques élémentaires de toutes les protéines dont on a dû mal à imaginer qu’un organisme vivant puisse se passer. Ces molécules peuvent être apportées sur Terre par certaines météorites ou les comètes. Grâce à l’expérience PROCESS, la vitesse de détériorations de ces molécules dans l’espace a pu être mesurée et il est apparu que le rayonnement ultraviolet en est la principale cause. Associée à d’autres irradiations effectuées en laboratoires en support, PROCESS a aussi permis de mieux connaitre les interactions entre les molécules organiques et la matière minérale. En effet, cette dernière peut, en fonction du rayonnement ultraviolet absorbé, protéger les composés de manière importante ou non. Ainsi, les composés importés sur Terre par les météorites, micrométéorites et comètes pourraient en quelque sorte subir une « sélection » durant leur voyage interplanétaire, favorisant sur Terre les molécules les plus résistantes aux conditions de l’espace.

9 Février 2008, arrivée de la plate-forme EXPOSE (à gauche en dessous du logo de l’ESA) à la Station Spatiale Internationale. La « livraison » a été assurée par la navette spatiale Atlantis. (Crédits : ©NASA/ESA)

  • Une autre série d’échantillons était exposée sous un filtre recréant les conditions de photolyse à la surface de la planète Mars. A quelques semaines de l’arrivée sur Mars du rover Curiosity de la mission MSL/NASA, dont une partie des instruments est dédiée à la recherche de matière organique sur la planète rouge, PROCESS apporte des éléments déterminants. Les mesures des temps de vie photochimiques de certains des composés recherchés (acides aminés et acides carboxyliques) indiquent que ceux-ci sont trop faibles pour que l’on puisse espérer détecter ces molécules à la surface si leur seule source dans l’environnement martien est un apport météoritique.

Plate-forme EXPOSE(entourée en rouge) installée à l’extérieur de la Station Spatiale Internationale, à environ 350 km d’altitude. A cette altitude, les rayonnements ultraviolets solaires ne sont pas filtrés contrairement à ceux qui atteignent la surface de notre planète après avoir traversés l’atmosphère (Crédits : © NASA/ESA).

  • Enfin, PROCESS a été l’occasion d’une grande première expérimentale : en plus d’échantillons exposés sous forme solide, un dispositif expérimental original a ouvert la voie à un nouveau type de molécules qui n’avaient encore jamais pu être expédiés en orbite pour ce genre d’expériences : des échantillons en phase gazeuse, simulant l’évolution d’atmosphères planétaires sous l’action du rayonnement solaire. Pour PROCESS, des mélanges représentatifs de l’atmosphère de Titan (azote moléculaire (N2) et méthane (CH4)) ont été préparés en laboratoire avant d’être expédiés en orbite. Les résultats rapportés par PROCESS sont cohérents avec ce que l’on sait du comportement de ce type de mélange gazeux sous l’action du rayonnement ultraviolet. Ces mesures concluantes vont donc permettre la généralisation de ce type d’échantillons pour les futures campagnes d’exposition en orbite terrestre.

 

En effet, alors que les échantillons de l’expérience AMINO sont encore en train d’être analysés et les résultats interprétés, les futures campagnes d’exposition sur la Station Spatiale Internationale sont déjà en préparation. Tout d’abord, l’expérience PSS qui devrait rejoindre l’orbite terrestre fin 2013, toujours pilotée par le LISA, avec cette fois ci une équipe internationale d’astrochimistes incluant à nouveau le CBM et le LATMOS, mais aussi l’observatoire de Bordeaux, l’université de Montpellier, l’université de Leiden (Pays-Bas), l’observatoire de Catane (Italie) et le centre NASA AMES (Etats Unis). Au-delà, de nouvelles plates-formes d’exposition sont à l’étude : elles seront équipées d’instruments d’analyse qui pourront mesurer l’évolution des échantillons en temps réel, et enverront les données aux scientifiques restés au sol : plus difficiles à concevoir, mais au final plus simple à exploiter puisqu’il ne sera alors plus nécessaire de rapporter les échantillons sur Terre pour les analyser.

Ainsi, petit à petit, l’astrochimie se fait une place au Soleil…

 

Pour en savoir plus :

Bertrand, M., Chabin, A., Brack, A., Cottin, H., Chaput, D., Westall, F., 2012. The PROCESS Experiment: Exposure of amino acids in the EXPOSE-E experiment on the ISS and in laboratory simulations. Astrobiology 12, 426-435.

Cottin, H., Noblet, A., Guan, Y.Y., Poch, O., Saiagh, K., Cloix, M., Macari, F., Jérome, M., Coll, P., Raulin, F., Stalport, F., Szopa, C., Bertrand, M., Chabin, A., Westall, F., Chaput, D., Demets, R., Brack, A., 2012. The PROCESS experiment: an astrochemistry laboratory for solid and gaseous organic samples in low Earth orbit. Astrobiology 12, 412-425.

Noblet, A., Guan, Y.Y., Stalport, F., Poch, O., Coll, P., Szopa, C., Cloix, M., Macari, F., Raulin, F., Chaput, D., Cottin, H., 2012. The PROCESS experiment: Amino and carboxylic acids under Mars like surface UV radiation conditions in low Earth orbit. Astrobiology 12, 436-444.

Articles disponibles gratuitement en ligne sur le site du journal.

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