Société Française d'Exobiologie

Simuler au laboratoire l’évolution des molécules organiques sur Mars

Par Olivier Poch, chercheur post-doctorant à l’Université de Berne

Les molécules à base de carbone, ou molécules organiques, sont des ingrédients nécessaires à l’émergence de la vie et peuvent aussi constituer des preuves de sa présence passée ou présente. C’est pourquoi la recherche de molécules organiques à la surface de Mars est un enjeu majeur pour déterminer si cette planète a pu être habitable ou a été habitée.

Figure 1 : Terrains à la base du Mont Sharp (Aeolis Mons), actuellement explorés par le robot Curiosity. Les sondes en orbite autour de Mars y ont détecté les signatures spectrales de minéraux hydratés, dont de ceux de la nontronite, un phyllosilicate (ou argile), dans laquelle des molécules organiques pourraient être préservées. (crédits : NASA/JPL/MSSS/Ronald pour UMSF)

Figure 1 : Terrains à la base du Mont Sharp (Aeolis Mons), actuellement explorés par le robot Curiosity. Les sondes en orbite autour de Mars y ont détecté les signatures spectrales de minéraux hydratés, dont de ceux de la nontronite, un phyllosilicate (ou argile), dans laquelle des molécules organiques pourraient être préservées. (crédits : NASA/JPL/MSSS/Ronald pour UMSF)

Lors de ces dix dernières années, les observations spectrales de la surface menées depuis l’orbite et les analyses des missions in situ ont fortement amélioré notre connaissance de la physico-chimie de la surface de Mars. Une carte minéralogique des roches constituant la surface commence à émerger, et la composition du régolithe martien, cette couche de sol meuble produite par les impacts et l’érosion, se précise. Les données minéralogiques, en particulier la détection de minéraux hydratés (phyllosilicates, sulfates), ont permis de reconstruire une histoire de l’eau à la surface de Mars et de sélectionner des sites d’intérêt à explorer où des molécules organiques, et peut-être des traces de vie, auraient pu être préservées (Figure 1). Cependant, les conditions environnementales de la surface de Mars ne sont pas des plus propices pour la préservation des molécules organiques. En effet, depuis le changement global qu’a connu la planète il y a 3 milliards d’années, la présence en surface de rayonnement ultraviolet, d’oxydants, de particules solaires et de rayons cosmiques a pu générer des processus physico-chimiques faisant évoluer les molécules organiques.

Il est donc essentiel de savoir si les minéraux hydratés détectés sont susceptibles de préserver des molécules organiques dans les conditions actuelles de la surface de Mars. Quelles sont la nature et la dynamique du réservoir de molécules organiques potentiellement présent dans le régolithe ? En particulier, comment les molécules évoluent-elles sous l’effet des conditions environnementales actuelles de la surface de Mars ? À quelle échelle de temps agissent ces processus d’évolution ? Quelles structures chimiques sont les plus stables ?

Figure 2 : Photographie du dispositif de simulation MOMIE (pour Mars Organic Molecule Irradiation and Evolution), permettant d’analyser l’évolution de molécules organiques soumises à des conditions environnementales représentatives de la surface de Mars (rayonnement UV, -55°C, 6 mbar). (crédits : LISA)

Figure 2 : Le dispositif de simulation MOMIE (crédits : LISA)

 

Afin d’apporter des éléments de réponse à ces questions, une expérience permettant d’étudier l’évolution de molécules organiques soumises au rayonnement UV, température et pression représentatifs de la surface de Mars, a été développée au LISA (Laboratoire Interuniversitaires des Systèmes Atmosphériques). Ce dispositif de simulation (Figure 2), baptisé MOMIE (pour Mars Organic Molecule Irradiation and Evolution), permet de déterminer la nature des produits d’évolution (solide ou gazeux) et les paramètres cinétiques (temps de vie extrapolés à la surface de Mars, rendements quantiques) de chaque molécule étudiée, en phase pure ou en présence d’une phase minérale. Les derniers résultats issus de cette expérience ont été publiés dans le journal Icarus en novembre 2014 et dans le journal Astrobiology en mars 2015.

De premières expériences de simulation ont été effectuées sur des échantillons de molécules organiques en phase pure, couvrant un large spectre de familles moléculaires (glycine, urée, adénine, chrysène, trianhydride d’acide mellitique). Les résultats publiés dans Icarus indiquent que les limites hautes des temps de demi-vie moléculaires sont de l’ordre de 100 à 1000 heures à la surface de Mars, confirmant que l’évolution des molécules organiques sous l’effet du rayonnement UV se manifeste à des échelles de temps très courtes par rapport au temps géologique. Afin d’évaluer la résistance relative de différents types de molécules organiques, des rendements quantiques de photodissociation ont été déterminés. Les molécules possédant un caractère aromatique (chrysène, trianhydride d’acide mellitique, adénine) ont des rendements inférieurs d’un à deux ordres de grandeurs aux molécules non-aromatiques (glycine et urée). Mais si l’aromaticité est une propriété importante pour résister au rayonnement UV, la présence de groupements réactifs (tels que les amines, acides carboxyliques etc.) substitués aux structures aromatiques l’est tout autant. En effet, ces expériences ont montré que le chrysène et le trianhydride d’acide mellitique, dépourvus de tels groupements, n’évoluent pas vers des macromolécules stables en phase solide, contrairement à l’adénine ou à l’acide mellitique qui se transforment en structures plus stables sous l’effet de l’irradiation. Ces résultats indiquent que l’exposition de certaines molécules organiques au rayonnement UV conduit à court terme à la formation de résidus solides, probablement de nature macromoléculaire, pouvant contribuer à une stabilité sur le long terme.

Figure 3 : Images des échantillons de molécules organiques en présence de nontronite enrichie en Fe3+. (a) La surface d’un échantillon vue au microscope optique. (b) Un grain de nontronite vu au microscope électronique en transmission. La nontronite est un phyllosilicate, c’est-à-dire un silicate constitué de feuillets dans et autour desquels des molécules organiques peuvent être adsorbées ou interagir. (crédits : Poch et al., 2015)

Figure 3 : Images des échantillons de molécules organiques en présence de nontronite enrichie en Fe3+. (a) La surface d’un échantillon vue au microscope optique. (b) Un grain de nontronite vu au microscope électronique en transmission. La nontronite est un phyllosilicate, c’est-à-dire un silicate constitué de feuillets dans et autour desquels des molécules organiques peuvent être adsorbées ou interagir. (crédits : Poch et al., 2015)

Afin de tester l’influence de minéraux hydratés sur l’évolution des molécules organiques soumises aux conditions de la surface de Mars, de nouvelles expériences ont été menées. Cette fois, les molécules organiques ont été mises en interaction avec un des phyllosilicates les plus abondants à la surface de Mars, la nontronite, enrichi en ions fer ferriques (Fe3+) (Figure 3). Pour chaque molécule, l’influence de la nontronite sur les rendements quantiques de photodissociation et la nature des produits d’évolution a été déterminée. Les résultats obtenus révèlent pour certaines molécules (glycine, adénine) un effet protecteur marqué de la nontronite vis-à-vis du rayonnement UV (Figure 4). La mesure des rendements quantiques de photodissociation pour des échantillons possédant différents ratio molécules/nontronite a également permis de constater que la photoprotection fournie par la nontronite ne consiste pas seulement en un effet d’écrantage du rayonnement UV, mais s’explique également par des interactions avec la surface minérale qui modèrent l’évolution des structures moléculaires. Les analyses menées n’ont pas permis de mettre clairement en évidence de nouveaux produits d’évolution en présence de nontronite. Cependant les résultats obtenus pour l’urée suggèrent une réactivité particulière et un possible effet catalytique des processus d’altération de cette molécule en présence de nontronite.

Figure 4 : Rendements de photodécomposition entre 200 et 250 nm mesurés pour la glycine, l’urée et l’adénine en présence ou non de nontronite (crédits : Poch et al., 2015)

Figure 4 : Rendements de photodécomposition entre 200 et 250 nm mesurés pour la glycine, l’urée et l’adénine en présence ou non de nontronite (crédits : Poch et al., 2015)

Les résultats de ces expériences, en particulier les paramètres cinétiques déterminés pour chacune des molécules étudiées, fournissent des données d’entrée essentielles pour la modélisation numérique spatiale du réservoir actuel de molécules organiques sur Mars. Enfin, la nature des structures moléculaires résistantes au rayonnement UV et l’influence de la nontronite sont des éléments importants pour planifier et interpréter les analyses effectuées à la surface de Mars.

La recherche de molécules organiques sur Mars est une tâche ardue ! Jusqu’à ces derniers mois, aucune trace de molécule organique n’avait pu être mis en évidence avec certitude à la surface, et ce malgré une exploration intense depuis plusieurs dizaines d’années. Aujourd’hui, les analyses menées dans le cratère Gale, par l’instrument SAM du robot Curiosity, ont confirmé la détection in situ de molécules organiques dans un échantillon de roche martienne (cf. l’article « On a détecté des molécules organiques sur Mars ! » par Caroline Freissinet). Néanmoins, la nature précise des structures moléculaires présentes dans les roches analysées est difficile à établir en raison des transformations que subissent ces molécules « mères » lors de leur chauffage dans les fours de l’instrument SAM (par exemple la pyrolyse en présence d’oxyde métalliques, ou la réactivité induite par la présence de perchlorates dans le régolithe et les roches martiennes). Les molécules « filles » détectées par SAM peuvent ainsi avoir des structures assez différentes des molécules « mères ». Ces transformations induites par les processus d’analyse font aussi l’objet de nombreux travaux menés au laboratoire. Dans ce contexte, les simulations effectuées avec le dispositif MOMIE permettent d’estimer les structures moléculaires les plus stables à la surface de Mars, donc potentiellement proches des structures des molécules « mères » présentes dans le régolithe et les roches martiennes.

Pour en savoir plus :

•    Poch, O., Jaber, M., Stalport, F., Nowak, S., Georgelin, T., Lambert, J.-F., Szopa, C., Coll, P., (2015). Effect of nontronite smectite clay on the chemical evolution of several organic molecules under simulated Mars surface UV radiation conditions, Astrobiology 15 (3), 221-237.
•    Poch, O., Kaci, S., Stalport, F., Szopa, C., Coll, P., (2014). Laboratory insights into the chemical and kinetic evolution of several organic molecules under simulated Mars surface UV radiation conditions, Icarus 242, 50-63.
•    Poch, O., Recherche d’indices de vie ou d’habitabilité sur Mars : Simulation en laboratoire de processus d’évolution de molécules organiques à la surface de Mars, Thèse de doctorat de l’Université Paris-Diderot – Paris VII, 2013.

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